Conseils de lecture
Suzanne, une streameuse, quitte le domicile familial pour fuir son père. Saskia, apprentie artiste, est admise aux Beaux-arts de Paris et fait face au mépris paternaliste d’un célèbre galeriste. Anne-Lise, fille de bonne famille, se sent en décalage total avec sa famille et les autres élèves de son lycée. Toutes trois vont se retrouver à habiter sous les combles d’un même immeuble parisien, et des phénomènes inexpliqués vont commencer à se produire : un personnage étrange apparaît dans le jeu vidéo auquel joue Suzanne, Saskia est poursuivie par le spectre d’une vielle femme, Anne-Lise entend un choeur fantomatique de voix de femmes.
Les errantes a d'abord l'allure d'un simple roman d’épouvante à destination des adolescents : apparitions inexpliquées, visions, séance de ouija qui tourne mal, portes qui claquent ; on peut lui reprocher de mettre en scène les classiques un peu érodés du genre. Ce serait néanmoins passer à côté du message du roman qui va plus loin qu’une simple chasse aux fantômes. Si les entités qui hantent nos trois héroïnes sont toutes des femmes, ce n’est pas un hasard, et cela permet à l’autrice de brosser un portrait (historique et véridique) de femmes dont on condamnait les actes, les paroles, ou la production artistique dans un monde majoritairement dominé par les hommes. La façon dont ont été traitées nos trois personnages principaux fera d’ailleurs écho au même thème. Ensemble, elles tenteront donc de faire face à leurs peurs, de comprendre ce qui leur arrive, et naîtra une belle amitié entre ces trois jeunes femmes pourtant si différentes.
S’il part d’une situation initiale somme toute classique pour qui connaît un peu les codes de l’épouvante, le roman de Jo Witek va donc plus loin ; c’est une belle histoire d’amitié, de femmes, avec une fin très émouvante. Un très bon roman ado.
Sakura, 8 ans, vit à Tokyo avec son papa français. Trois ans auparavant, elle a perdu sa maman japonaise et éprouve des difficultés à surmonter ce deuil. Son père devant s’absenter pour un voyage d’affaires, elle se retrouve à passer quelques semaines chez sa grand-mère maternelle, au cœur de la campagne japonaise. D’abord désorientée par cette culture qu’elle connaît finalement assez peu, Sakura va finalement être profondément transformée par ce séjour.
Le printemps de Sakura est un album qui rappellera au lecteur certains albums de Taniguchi. Sakura y découvre le rythme simple de la vie à la campagne, et le voyage est très sensoriel : les odeurs de la mer et du jardin, les cerisiers en fleurs, la pêche aux coquillages, la cuisine… Masumi, sa grand-mère, lui fera également découvrir les traditions japonaises, lui parlera des esprits qui peuplent l’imaginaire japonais… Sakura, en pleine perte de repères quant à son identité (elle ne parle pas bien japonais, subit de la discrimination à son école de Tôkyô), va ainsi explorer un peu plus ses origines.
C’est également l’occasion de tenter d’accepter la mort de sa mère, en découvrant l’endroit où elle a grandi et en faisant connaissance avec la personne qui l’a élevée.
Le printemps de Sakura est un album très doux, souvent contemplatif, cette ambiance étant amplifiée par le choix des dessins à l’aquarelle. Un très joli moment de lecture.
Histoires de moine et de robot
Un psaume pour les recyclés sauvages
De Becky Chambers
Traduit par Marie Surgers
Atalante
Voilà des siècles, les robots de Panga ont accédé à la conscience et sont partis vivre loin des hommes, qui ne les ont plus jamais revus.
Dex est moine de thé. Son rôle est de voyager, avec sa roulotte, de villages en villages, afin de proposer à tous ceux qui en ont besoin une tasse de thé, une oreille attentive, quelques instants de repos. C’est au milieu de cette routine qu’un malaise va se faire sentir quant au sens de sa vie, l’amenant à s’enfoncer dans une forêt laissée au bon vouloir de la nature. Là, c’est la rencontre avec Omphale, un robot venu prendre des nouvelles de l’humanité. Les robots ont une question à poser : « De quoi les humains ont-ils besoin ? »
Becky Chambers est réputée pour ses récits qui, loin de la morosité typique du genre, est très positive, bienveillante et tournée vers l’humain. Un psaume pour les recyclés sauvages ne fait pas exception à la règle — ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la traditionnelle dédicace en début de livre est remplacée par la simple phrase « Pour vous qui avez besoin de souffler ». Cette novella est en effet une véritable bouffée d’air frais.
L’environnement de Panga a quelque chose de très apaisant. Si elle a clairement été industrialisée à une époque, les ruines de ce passé ont depuis été recouvertes par la végétation et des zones entières laissées au bon vouloir de la nature. On a clairement affaire ici à un peuple qui a su s’arrêter avant le point de non-retour et opérer, avec succès, un retour à la nature.
Dex étant moine, les considérations théologiques sont évidemment présentes dans le roman. Pourtant, elles sont loin d’être un sujet de tension dans l’univers du livre, tout comme d’autres sujets pourtant clivants dans tant d’autres romans : Becky Chambers nous montre une société en paix avec elle-même, et c’est terriblement rafraîchissant.
Il ne faut donc pas s’attendre à un livre basé sur l’action : bien que Dex poursuit une quête personnelle — et clairement initiatique — ce sont surtout les dialogues qui font avancer l’histoire, ceux entre Dex, moine un peu perdu, et Omphale, robot peu au fait des coutumes humaines et dont l’attitude détonne donc : les réflexions sur le sens de la vie, sur le rapport à la nature, sur la nature de l’être humain, et aussi sur l’importance de « se laisser vivre » sans toujours chercher à justifier son existence. « Je n’ai pas de but, pas davantage qu’une souris, une limace ou une ronce. » dit un jour Omphale à Dex. « Pourquoi, toi, tu aurais besoin d’en avoir un pour te sentir en paix avec toi-même ? ».
Un psaume pour les recyclés sauvages est une lecture dont on ressort apaisé, sentiment assez rare dans le milieu éditorial actuel. À noter que le livre a reçu cette année le très prestigieux prix Hugo dans la catégorie roman court, ce qui est à mes yeux largement mérité.
Malice est le premier tome d’une tétralogie à succès écrite par l’auteur John Gwynne – et c’est, qui plus est, son premier roman. Un fort épais petit roman (640 pages) qui, de par son résumé, ne paye tout d’abord pas de mine : il y est question d’une prophétie apocalyptique, de l’arrivée de deux élus, l’un représentant le bien, l’autre le mal, et tout un jeu politique se met en place autour de ces évènements que certains craignent pendant que d’autres y voient un moyen de conforter leur pouvoir.
Classique, pensez-vous ? C’est vrai, mais John Gwynne fait de tout ces éléments un récit diablement efficace.
L’histoire s’étale sur plusieurs années et s’articule, à l’instar d’un Game of Thrones, autour de différents personnages dont les points de vue alternent au travers de chapitres assez courts. On retiendra surtout Kastell, neveu du roi Romar, qui tente de fuir la cour et son cousin Jael avec qui l’entente n’est pas vraiment de mise ; Veradis, jeune combattant qui se retrouve enrôlé dans l’armée du prince Nathair, fils du Haut-Roi Aquilus ; et Corban, jeune garçon qui va vivre son apprentissage de guerrier, mais aussi d’adulte. Tous vont être concernés de près par les changements et la prophétie qui affectent le royaume.
La force de John Gwynne réside sans doute dans sa capacité à créer des personnages sacrément crédibles et mémorables. Votre aimable chroniqueuse a clairement une préférence pour Corban, tout d’abord attachant dans son innocence et dont l’évolution, à travers son parcours initiatique parsemé d’épreuves (que ce soit son apprentissage de guerrier mais aussi ses rixes avec l’insupportable prétentieux du coin ou les conséquences de son adoption d’une lupen, un animal réputé maléfique) va l’aider à s’affirmer dans ce monde où les adultes tirent les ficelles. Mais ce serait oublier les autres personnages qui ont tous leurs points forts. Veradis domine également le récit, aux côtés de ce prince dont on doutera longtemps des motivations, et on n’en dira pas plus pour ne pas spoiler mais le cheminement et les doutes de Veradis en font un personnage psychologiquement très fin.
Si le premier tiers du récit peut paraître un peu lent, c’est surtout pour poser l’intrigue, identifier les lieux, les différents royaumes et personnages (qui sont légion comme dans pléthore de romans de high fantasy, et qu’on mettra donc un peu de temps à assimiler). La construction du monde est réussie, l’univers est travaillé et concret : on y trouvera un peu d’ambiance celtique et un petit goût de fin du monde à base de serpents gigantesques venus des temps anciens, d’attaques de géants qu’on pensait avoir vaincus bien des années auparavant, et de pierres sacrées qui se mettent à saigner. Le Haut-Roi Aquilus, convaincu de la véracité de la prophétie, tentera de rallier les différents rois afin d’affronter ensemble les temps à venir, et c’est ce qui déclenchera une réaction politique en chaîne. À partir de quoi l’intrigue décolle et les rebondissements, sacrifices de personnages et autres découvertes font irruption dans le récit qu’on a alors du mal à lâcher. Le cliffhanger final est, lui, une belle réussite.
Malice est donc un roman qui plaira sans doute à tout amateur de fantasy – si vous avez pris plaisir à dévorer Game of Thrones, le Seigneur des Anneaux ou les cycles de Gemmel, vous y trouverez votre compte. L’univers est réussi, les personnages sont très attachants, et cette quadrilogie est extrêmement prometteuse - on attend le tome 2 de pied ferme !
L’étrange traversée du Saardam est le deuxième roman de Stuart Turton, auteur qui avait marqué les ventes en 2020 avec Les Sept morts d'Evelyn Hardcastle. Pour ceux qui ne s’y seraient pas penchés, Les Sept morts d’Evelyn Hardcastle est un roman à mi-chemin entre le polar et le fantastique, où le personnage principal revit le jour du meurtre à travers les yeux de différents personnages, afin de récolter suffisamment d’indices pour élucider le crime. Si le roman était bien construit, il souffrait néanmoins de quelques côtés pouvant être rédhibitoires pour le lecteur : une (grosse) flopée de personnages et une intrigue non-linéaire qui demande une certaine gymnastique mentale pour qui est non coutumier de l’exercice : essayer de se rappeler sans cesse ce qu’il s’est passé le même jour, au même moment, mais pour un autre personnage dont on a lu la journée 300 pages avant, peut être fatiguant. Avec L’étrange traversée du Saardam, Stuart Turton revient à une narration classique, et le nombre de personnages est plus léger (on pourra toujours se référer à la liste des passagers imprimée sur le rabat du livre si nécessaire).
En 1634, le Saardam quitte Batavia avec à son bord un petit monde hétéroclite : un équipage peu scrupuleux ; un gouverneur, sa femme ainsi que leur fille, génie en puissance ; Samuel Pipps, un détective renommé qui embarque en tant que prisonnier sans que personne ne sache pourquoi, et son ami Hayes, qui se fait un devoir de veiller sur lui ; un prédicateur et sa pupille ; une marchandise mystérieuse qui occupe la moitié de la cale. Ajoutez à cela la perspective d'une traversée éprouvante de plusieurs mois, un lépreux qui, bien qu’on lui ai coupé la langue, proclame avant même l’embarquement que l’expédition est vouée au désastre, un symbole maudit qui apparaît sur la voile alors qu’elle est déployée, une étrange lanterne qui apparaît dans la nuit là où l’océan devrait être vide,… Autant d’éléments qui font monter peu à peu la tension. L’intrigue semble très vite liée à une chasse au démon ayant eu lieu des années auparavant, et l’auteur sème le doute, contrairement à son précédent roman où le fantastique était admis de base : ici, le lecteur, comme les passagers, aura sa propre opinion sur l’origine des évènements étrangers qui ont lieu sur le bateau – un vrai démon est-il à l’œuvre ou est-ce l’un des passagers ? Si oui, comment opère-t-il, et surtout, qui est-ce ?
Le respect de l’époque où se déroule l’histoire n’est sans doute pas total – de l’aveu de l’auteur lui-même, en fin de livre – mais l’immersion est tout de même réussie, que ce soit sur les détails techniques de la traversée ou sur les rapports humains : les passagers sont un microcosme de la société de l’époque, ils subissent des différences de traitement selon leur rang et leurs rapports de force, dans un espace aussi réduit, sont mis en évidence. Les personnages principaux ont tous un caractère bien marqué, loin d’être fades ; certains sont attachants, d’autres détestables, et tous détiennent finalement des petits secrets.
Au final, tout cela se lit tout seul, la montée en puissance de l’intrigue est bien menée, et c’est avec impatience que j’ai attendu la révélation finale, que je n’avais honnêtement pas vue venir. La conclusion est franchement satisfaisante ; ce que Stuart Turton avait tenté avec Evelyn Hardcastle se retrouve ici, mais en mieux ! En somme, un très bon moment de lecture que je vous conseille vivement !